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Biographies et évocations de Pierre Gilbert
![]() Biographie par Jean BingenJean Bingen, qui a travaillé avec Pierre Gilbert à la Fondation Egyptologique Reine Elisabeth, a rédigé une émouvante biographie de son collègue et ami, dont il a autorisé la reproduction ici.
Pierre Gilbert
Directeur de la Fondation Egyptologique Reine Elisabeth
Pierre Gilbert, pour qui la seule vraie histoire est celle des cultures (et, pour lui, celles-ci s'affirment d'abord par l'art), écrit dans l'introduction d'un de ses derniers ouvrages, son lumineux et ample « Méditerranée antique et Humanisme dans l'Art » : « Ce livre commence à l'apparition de l'humanisme dans l'art, lorsque l'homme enfin se fit confiance. L'être humain, étonné de se voir capable d'améliorer son sort, se proposa de son espèce une image plus aimée, dont la régularité de type importa plus que les composantes ... Mais cette confiance ne pouvait être totale ni constante. L,'homme, après avoir découvert l'harmonie en lui et dans le monde, s'avouait que bien des accidents la lui dérobaient ... L'humanisme se donna d'autant plus la mission de dégager de l'accidentel quotidien une cohésion de l'homme et de l'univers ... L'humanisme est né de la Méditerranée ... ».
Jean BINGEN BINGEN J., Chroniques d'Egypte, LXII, Fasc. 123-124, Bruxelles, Fondation Egyptologique Reine Elisabeth, 1987. Biographie par Roland TefninLES PROFESSEURS HONORAIRES
Pierre Gilbert, né à Saint-Gilles en 1904, fit ses humanités anciennes à l'Athénée de la commune. Passionné des l'adolescence par l'art et l'antiquité, il suivait assidûment, comme l'atteste une lettre de Jean Capart, les cours du Maître au Musée du Cinquantenaire, où il devait entrer bientôt (1926) en qualité d'assistant au Service éducatif.
A l'U.L.B., ses études de philologie classique furent brillamment couronnées en 1929 par le titre de docteur en philosophie et lettres. Admirateur des poètes et des lettrés de l'antiquité classique, il consacra pourtant sa thèse au plus ancien sage de l'Egypte ancienne. Imhotep, il est vrai, ne pouvait que séduire un esprit ouvert à tout humanisme : penseur, moraliste, médecin, théologien et architecte, il apparaît comme un homme de synthèse, aux origines de la théorie solaire de la royauté, créateur génial du symbole de la pyramide, qui allait pour longtemps cristalliser la philosophie de l'Egypte.
Cette pensée solaire empreinte d'optimisme séduit Pierre Gilbert qui lui consacre en 1935 une seconde thèse, à l'Université de Liège cette fois, pour le titre de docteur en littérature et histoire orientales. Sujet : L'évolution des idées sur le dieu Râ d'après les noms solaires des rois à l'Ancien et au Moyen Empire. Pierre Gilbert, à ce moment, a déjà visité l'Egypte, et il enseigne, depuis 1930, à l'Ecole des Hautes Etudes de Gand, les origines de l'art, l'art égyptien et l'art oriental. Cet appel de l'Egypte ne lui fera pas négliger les lettres classiques, qu'il enseignera, en classe de poésie à l'Athénée d'Uccle, jusqu'en 1940.
Commence alors une double carrière d'enseignant universitaire et de conservateur, une carrière qui va couler comme le Nil, dans sa puissante sérénité, et, comme l'Egypte même, domestiquer au feu calme de l'humanisme méditerranéen les fortes séductions de l'Orient. Assistant, depuis 1934, du Professeur Contenau, qui fut le premier titulaire des cours d'art et d'archéologie de l'Orient à l'U.L.B., il se vit confier par celui-ci la responsabilité des cours d'art, d'archéologie, d'histoire et de littérature de l'Egypte ancienne.
En 1939, G. Contenau étant retenu en France par la conjoncture internationale, l'U.L.B. confère à Pierre Gilbert le titre de suppléant tandis que les Musées Royaux d'Art et d'Histoire le nomment attaché au département égyptien. Après la guerre, il devient chef de la section de l'Egypte pharaonique à la Fondation Egyptologique Reine Elisabeth (1944) et chargé de cours à l'U.L.B. (1946) pour l'ensemble des enseignements concernant l'Egypte ancienne, sauf l'histoire, pour laquelle il est toutefois suppléant de Jacques Pirenne.
En 1948, P. Gilbert est directeur du séminaire d'archéologie orientale de l'U.L.B. et directeur adjoint de la Fondation Egyptologique Reine Elisabeth (F.E.R.E.). Promu en 1949 Professeur extraordinaire à la Faculté de Philosophie et Lettres de l'U.L.B., et conservateur adjoint aux Musées Royaux d'Art et d'Histoire, il est chargé de la direction de la Mission archéologique belge en Egypte, tâche qu'il remplira durant trois campagnes de fouilles sur le site d'El-Kab (1949, 1951, 1955).
En 1951, l'U.L.B. l'élève à l'ordinariat et crée, en licence d'histoire de l'art, le cours d'Etude approfondie d'art égyptien et oriental, qui permettra, plus que tout autre, à Pierre Gilbert d'exprimer la finesse de son érudition et l'intensité de sa passion. A l'apogée de sa carrière, il sera directeur de la F.E.R.E. (de 1958 à 1969), Conservateur en chef des Musées Royaux d'Art et d'Histoire (de 1963 à 1969), Membre correspondant de l'Académie (depuis 1964). L'Université lui accordera l'honorariat en 1974.
A ces titres multiples correspond une infatigable activité de chercheur, de créateur, d'organisateur. Missions en Nubie pour l'Unesco dans le cadre du sauvetage des temples d'Abou Simbel (1960), mission au Caire pour la préparation de la grande exposition d'art amarnien tenue à Bruxelles en 1971, achèvement de l'aménagement de la nouvelle aile du Musée, notamment du département égyptien..., je ne peux que mentionner ces réalisations majeures, non sans souligner combien l'homme de goût resta, à chaque fois, le compagnon intime du savant.
Mais laissons là le curriculum vitae et sa sécheresse. Paraphrasant Lessing dans sa préface au premier livre de Pierre Gilbert, Jean Capart, qui savait de quoi il parlait, fustigeait "ces archéologues pédants qui se servent de leur cerveau plus que de leur sentiment et collectionnent avec minutie des fragments plutôt que de percevoir l'esprit des choses" (Préface à P. Gilbert, Le classicisme de l'architecture égyptienne, Bruxelles, 1943, p. 10). Qu'aurait dit Lessing de tant de chercheurs d'aujourd'hui, préoccupés de donner vêture scientifique à des recherches microscopiques et s'interdisant, dans une quête naïve de l'objectivité absolue, ce dialogue du sujet pensant et du monde sans lequel nos sciences cessent d'être humaines! La mesure, chez Pierre Gilbert, n'est pas archéométrique. C'est la mesure de l'esprit et du cœur, celle de Ptahhotep et de Protagoras, de Vauvenargues et de La Rochefoucauld, celle de l'humanisme de la pensée, du classicisme des formes.
A travers ses nombreux livres et articles, l'homme se révèle dans sa plénitude. Pour lui, le classicisme n'est pas un moment de l'histoire de l'art ou de la littérature. Il est attitude d'esprit, relation au monde et à l'homme, il est critère d'humanisme, tolérance, équilibre, feux du cœur dominés par la raison. Le classicisme est valeur morale. Certains titres d'articles le soulignent clairement : La vertu de la convention dans l'art égyptien (Apollo, XIV, 1942, pp. 14-17), L'unité de la statue égyptienne et l'unité de la statue grecque de type athlétique (CdE, XXIX, 1954, pp. 195-209), La valeur de la statuaire égyptienne aux époques grecque et romaine (CdE, XXIX, 1954, pp. 15-28), La justesse de l'architecture sacrée dans l'antiquité égyptienne, grecque et romaine (Synthèses, LXXXXVII, pp. 3-8). Significatif aussi le titre du livre dans lequel Pierre Gilbert synthétisera près d'un demi-siècle de recherche et de réflexion : Méditerranée antique et humanisme dans l'art (Bruxelles et Liège, 1967), comme en écho, bien amplifié, au Classicisme de l'architecture égyptienne, déjà cité. Entre ces deux repères, et au-delà dans ses récents travaux, un accord parfait entre l'homme et l'œuvre, une étonnante cohérence de pensée et de sentiment, et, toujours, le plaisir d'écrire, de dire, de faire aimer...
"On a parfois besoin de l'humanité sans les hommes, l'architecture nous l'offre. Sans doute y a-t-il des monuments qui reflètent notre orgueil et nos complications. Mais il en existe qui sont purs, sans renoncer à nous émouvoir. Ils ont la rigueur d'une loi et la bienveillance d'un cœur éprouvé. Il a fallu la vie humaine pour soustraire au hasard et définir leur ordre, selon des règles qui sont celles de la nature, mais que celle-ci ne révèle que mêlées, en vue éblouissante et mouvante profusion. A travers ce luxe, l'homme a vu le principe ; il a su l'isoler ; il le manifeste dans quelques ouvrages où la matière annonce l'esprit par la mesure. Il y a là une métamorphose comme celles du fruit en vin et des fleurs en miel où tant d'arômes épars sont retravaillés en une saveur unique. Ainsi, de ce monde complexe, l'homme a tiré une géométrie, mais qui retînt de lui sa ferveur. C'est l'architecture classique." (Classicisme, p. 11). A propos de sculpture : "La convention, loin d'être une marque d'inexpérience, devient un moyen de dépayser l'esprit, d'éluder pour lui les contraintes d'un monde trop relatif, qui n'est pas celui de l'art." (La vertu de la convention..., p. 14). Ou encore, dans l'introduction de Poésie égyptienne (Bruxelles, 1949, p. 14) : "Je crois que la justesse de sens d'une traduction ne suffit pas quand il s'agit de poésie. Il faut qu'elle reste de la poésie dans toutes les langues où on la fait passer pour qu'elle donne un peu, tant soit peu, l'impression qu'elle donnait autrefois. Une traduction prosaïque d'un poème est une traduction infidèle. Je voudrais que mes traductions soient des poèmes...".
Ces quelques citations en disent plus long, me semble-t-il, que de longues analyses, impossibles d'ailleurs à développer ici. Architecture, sculpture, poésie sont au cœur de l'œuvre de Pierre Gilbert, étudiées tantôt dans le cadre seulement égyptien, tantôt dans celui, riche de résonances, de l'ensemble du monde proche-oriental et méditerranéen.
En marge des études actuelles qui n'envisagent souvent que des relations à époque tardive, il pose la question, combien plus délicate, des racines anciennes, des traditions et des influences lointaines, dans la littérature et l'art : Homère et l'Egypte (CdE, XIV, 1939, pp. 47-61), Souvenirs de l'Egypte dans l'Hélène d'Euripide (AC, XVIII, 1949, pp. 79-81), La composition des recueils de poèmes amoureux égyptiens et celle du Cantique des Cantiques (CdE, XXIII, 1948, pp. 22-23), Eléments égyptiens à l'origine des ordres grecs (CdE, XVI, 1941, pp. 52-68), Le fronton arrondi en Egypte et dans l'art gréco-romain (CdE, XVII, 1942, pp. 83-90)-, Caractères et origines du rinceau architectural romain (Hommages à Léon Herrmann, Collection Latomus, 44, 1960, pp. 398-407), De la mystique amannienne au sfumato praxitélien (CdE, XXXIII, 1958, pp. 19-23), etc.
Souvent violemment expressionniste, l'art mésopotamien touche moins P. Gilbert, mais l'humanisme un peu rude des Hittites le séduit ainsi que L'art abstrait des stèles de Phrygie (Bulletin de la Classe des Beaux-Arts de l'Académie Royale de Belgique, LVIII, 1972, pp. 22-30) par sa souple rigueur, proche de l'archaïsme grec. Dans toutes ces contributions, que synthétise magistralement Méditerranée antique (ouvrage couronné par le prix Charles Bernard en 1968) , érudition et intuition se mêlent indissolublement, servies par le charme d'une langue riche de sève, de rigueur et d'humour.
L'ancien élève, qui a le sentiment ici d'être bien incomplet, se souvient avec émotion du discours du professeur, de sa magie toute simple, de sa beauté limpide et passionnée, à la mesure exacte des œuvres que Pierre Gilbert savait choisir pour nous les faire aimer.
Roland TEFNIN.
TEFNIN R., Grec et latin en 1938 et 1984 : cinquante années de philologie classique à l'ULB. 1934-1984, Bruxelles, Université libre de Bruxelles, section de philologie classique, 1984. Conservateur en chef"Pierre Gilbert conservateur en chef 1963-1969" in BMRAH, 40e-42e année, Bruxelles, 1968-1970 PIERRE GILBERT CONSERVATEUR EN CHEF (mars 1963 - septembre 1969)
Pierre Gilbert, membre de l'Académie Royale de Belgique, est né à Bruxelles en 1904. Il suivit très jeune les cours pratiques de Jean Capart au musée du Cinquantenaire, et les excursions archéologiques dirigées, à Bruxelles et dans toute la Belgique, par l'archiviste Guillaume Desmarez.
Il commença, en 1934, après un premier voyage en Egypte, sa carrière d'enseignement à l'Université de Bruxelles, comme assistant de Georges Contenau, titulaire de la chaire d'histoire de l'art et d'archéologie de l'Egypte et de l'Orient anciens, auquel il succéda douze ans après. Il fut chargé du cours de littérature égyptienne à l'Institut de Philologie et d'Histoire Orientales de l'ULB, et y ajouta le cours d'histoire de l'Egypte pharaonique auquel l'avait formé Jacques Pirenne, lorsque celui-ci renonça à l'enseignement.
Devenu en 1947, à la mort de Jean Capart, directeur-adjoint de la Fondation Egyptologique Reine Elisabeth, il travailla, aux côtés de Mademoiselle Werbrouck, à maintenir cet organisme, sa revue et ses activités, en particulier les fouilles d'El Kab. Il obtint de l'Egypte, en 1951, un bon partage des antiquités découvertes, dont l'exposition, dans le « grand narthex » des Musées Royaux d'Art et d'Histoire, constitua, en 1952, un hommage à la mémoire de Jean Capart.
Succédant, comme Directeur de la Fondation Egyptologique Reine Elisabeth, à Mademoiselle Werbrouck, décédée en 1959, il prit d'emblée une part active à la campagne de sauvetage des monuments de Nubie, organisée par l'Unesco pour l'Egypte et le Soudan, où il fut appelé plusieurs fois en consultation. Pour ce mouvement, il obtint de Jean Willems une aide du Fonds National de la Recherche Scientifique qui lui permit d'envoyer en Nubie plusieurs missions belges d'étude égyptologique et de photogrammétrie. Il choisit les œuvres des musées du Caire destinées à l'exposition des « Cinq mille ans d'art égyptien » qui attira, de mars à juin 1960 au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, puis en d'autres grandes villes d'Europe, l'attention du public sur l'intérêt de cette opération de sauvetage.
Peu après, Pierre Gilbert obtint de remettre au Vatican, qui possède une tenture presque complète d'Urbain VIII, une tapisserie de nos musées qui manquait à cette suite, en échange de sculptures antiques des réserves et jardins pontificaux, qui vinrent combler des lacunes de notre collection. Enfin une exposition de sculptures romaines découvertes à Bordeaux, prêtées par le musée de cette ville, consacra l'importance du renouvellement de ce musée d'antiquités classiques, en même temps qu'elle attirait l'attention sur notre collection de la Belgique antique en cours de rénovation le long de l'avenue des Nerviens.
Enfin la salle ntermédiaire entre ce carrefour et l'aile de l'antiquité fut consacrée aux arts de l'Islam, en relation avec les salles des antiquités orientales aménagées tout à côté, au rez-de-chaussée de l'aile reconstruite. Pierre Gilbert compléta les dispositions de ce rez-de-chaussée par des salles de moulages de sculptures antiques auprès de la maquette de Rome, et par un très vaste local destiné à des réceptions et surtout à des expositions. Le Ministre Wigny inaugura en 1967 ce nouvel ensemble, qui rétablissait la jonction entre les salles centrées sur le cloître, près de l'entrée de l'avenue des Nerviens, et le nouveau musée des antiquités donnant à l'Ouest sur le parc.
La restauration de ces pierres sculptées de reliefs encore en partie colorés, conçue et exécutée en relations étroites avec René Sneyers et le personnel de l'Institut royal du Patrimoine artistique, demandait encore trop de soins pour qu'il eût été prudent de la hâter. Pour ne pas priver le public des œuvres égyptiennes de date antérieure au nouvel empire, un choix en fut exposé dans une salle de l'étage gréco-romain proche de l'escalier qui monte à l'étage de l'Egypte.
Deux expositions furent liées à l'action de Pierre Gilbert comme vice-président de l'Association des Musées de Belgique. L'une de ces expositions, fut celle des « Traditions rogériennes » qui, pour commémorer le cinquième centenaire de la mort de Roger de la Pasture-Van der Weyden, réunit en 1964 dans notre musée des tapisseries et bois sculptés de Bruxelles inspirés par les tableaux de ce maître. Cet ensemble fit partie, peu après, de l'exposition présentée dans la cathédrale de Tournai.
Pierre Gilbert obtint à Londres, d'un comité de conservateurs de musées, licence d'exporter d'Angleterre des panneaux de tapisseries de Bernard van Orley qui vinrent en compléter d'autres appartenant à des musées de Bruxelles, dont le nôtre. Il consacra ses vacances à voyager, d'une part, dans le Roussillon pour y étudier les monuments apparentés à un portail roman de marbre rose des Pyrénées qui, acheté à la suite de ces recherches, se trouve aujourd'hui dans notre cloître, et, une autre fois, en Espagne pour étudier dans le même but, des antiquités ibériques et un marbre du Prado dont une réplique nous était proposée en vente.
Lorsque Pierre Gilbert commença son mandat, il y avait longtemps qu'il n'y avait plus eu de nominations. Il dut pourvoir à de nombreuses places vacantes. Il eut, grâce à ses collègues de l'Association des Musées et à ses relations universitaires, des renseignements sur les candidats qui lui permirent de recruter des travailleurs scientifiques capables de faire revivre nombre de disciplines. La plupart étaient des jeunes, à la qualification universitaire desquels s'ajoutait un enthousiasme constructif. D'autres nominations consacrèrent des compétences expérimentées, des services rendus garants d'efficacités.
Pierre Gilbert estimait que, pour la jeunesse, une salle de moulages de sculptures du moyen âge et de la Renaissance aurait été très formatrice, et il en avait commencé la réalisation dans la grande salle, proche de l'entrée sur l'avenue des Nerviens, qu'avait occupée la maquette de Rome avant son transfert dans l'aile de l'antiquité. Une partie de ce local aurait pu servir d'atelier créatif. Mais le Ministère de la Culture souhaita aussi intégrer à la vie du Musée des activités théâtrales, et comme cette salle était la seule qui répondît aux conditions voulues, le conservateur en chef, personnellement amateur d'activités littéraires, accepta d'envisager de l'aménager à cet usage. Ces débats, qui donnèrent lieu à des divergences d'opinions, ne furent pas sans compliquer sa tâche à la fin de son mandat.
Le conservateur en chef lutta pour maintenir l'activité, si utile aux jeunes, du magasin d'images d'art, et, dès qu'un relèvement des pensions le lui permit, réduisit le personnel, pour rendre l'organisme plus rentable. Il se préoccupa d'améliorer les conditions de travail des uns et des autres, s'ingéniant à aménager, dans le nouveau et l'ancien bâtiment, des bureaux agréables et salubres.
Devant un programme aussi multiple Pierre Gilbert avait, dès le début de son mandat de direction, décidé de renoncer à tout dérivatif de pure littérature, et il tint parole. Il réduisit son activité de recherches. Il se rendait compte que celle-ci lui était, comme son enseignement à l'Université, reporté en fins de journées, nécessaire dans cette mesure, pour ne pas se laisser préoccuper jusqu'à s'assombrir les vues par les problèmes de musées. Son important ouvrage « Méditerranée antique et humanisme dans l'art» paru en fin 1967, et couronné en 1968 par le prix Charles Bernard, fut, au cours des travaux de l'aile de l'antiquité, continuellement inspiré par le contact avec les œuvres à exposer. Obligé par ses fonctions à choisir sans cesse entre différentes propositions d'achats, le conservateur en chef étendit son intérêt à tous les arts représentés au Musée. Il conclut avec Lucien Cahen, président de l'Association des Musées de Belgique et directeur de l'Institut Royal des Sciences Africaines de Tervuren, un partage d'objets que le Gouvernement autorisa comme profitable à cet Institut comme à notre Musée. Celui-ci cédait des doubles de la collection d'ethnographie et recevait des sculptures d'ivoire d'artistes belges et un mobilier « 1900» exécutés pour une exposition qui avait eu lieu vers cette date à Tervuren, mais qui ne tenait pas à la mission réelle de cet Institut, tandis qu'ils comblaient une lacune de notre musée. Ce fut à la fois, pour Pierre Gilbert, une chance et un fardeau de devenir conservateur en chef à un moment où de si considérables changements devenaient nécessaires. Sachant qu'il n'était pas possible, en six ans et demi, de tout mener à bien, il s'attacha tout de suite, puis à chaque étape de cette période, à distinguer, dans les entreprises, celles qui étaient à la fois les plus importantes, les plus urgentes et les plus réalisables, et il s'entoura, pour les accomplir, de collaborations actives.
On avait pu croire que cet intellectuel artiste absorbé dans ses pensées ne se ferait pas à une vie de réalités. Mais il est probable que c'est précisément parce qu'il s'absorba dans ses desseins qu'il put réaliser tant de points d'un si vaste programme. Et le côté heureux de sa nature ne laissa guère voir les efforts qu'il eut à fournir. La joie de travailler à une réalisation fut, pour lui, toujours plus grande que celle de l'avoir achevée. Témoignage de Claire PréauxA l'occasion de la sortie de l'ouvrage Méditerranée antique : humanisme dans l'art, Bruxelles, Desoer, 1967, Mme Préaux rend hommage à Pierre Gilbert, poète, chercheur infatigable, et humaniste, dans un texte inachevé.
Pierre Gilbert
Il y a quarante ans que nous nous connaissons.
Il faisait ses thèmes comme tout le monde, mais il dessinait des manchettes de dentelle dans les marges de ses cahiers. On de savait pas encore qu'il était poète, mais il donnait à ses traductions un accent qui restituait aux poètes grecs l'ampleur et l'intensité de leur message.
Déjà il allait contempler longuement les beaux objets égyptiens, il connaissait les vitrines du musée du Cinquantenaire. L'endroit était vétuste, désert, mais un petit garçon venait y rêver, créait en lui ces paysages que, toute sa vie, il n'a cessé de préciser, d'animer de subtiles nécessités. Jean Capart, qui voulait que son musée fût vivant, remarqua ce visiteur ravi et obstiné et entre l'enfant qui rêvait de l'Egypte et celui qui pouvait lui en ouvrir le mystère, un dialogue affectueux s'établit.
Jean Capart a d'emblée fait confiance à Pierre Gilbert et il avait raison. Je sais quel attachement filial à sa chère et vivante mémoire il a accepté les tâches exaltantes mais lourdes de conservateur en chef. Quel bonheur de continuer l'œuvre de celui qui a su vous accueillir et vous guider, qui a su vous révéler à vous-même. Jean Capart serait heureux de prendre en ses mains ce livre, beau comme un fruit doré au soleil.
Pierre Gilbert, à la fois phil-class et égyptologue a, voici plus de trente ans déjà, aperçu les subtils cheminements qui avaient réuni les deux mondes qu'il aimait : la Grèce et l'Egypte. Bientôt, il se convainquit que tout passait par l'Asie Antérieure, et que tout débouchait à Rome.
D'où les quatre entités entre lesquelles, de millénaire en millénaire ; puis de siècle en siècle, il a tissé le présent ouvrage. Cet ouvrage, il l'a lentement mûri, il en a hasardé puis affermi les thèses en des dizaines d'articles où s'appariaient deux à deux des monuments, des partis architecturaux, des parentés de style, des motifs de décor, des volontés d'organiser l'espace.
Au début, c'était un homme jeune et sensible, qui s'interrogeait. Puis vinrent les voyages, les fouilles à El Kab, la responsabilité assumée dans le sauvetage des monuments de Nubie. J'eus la chance d'entendre Pierre Gilbert faire voir à quelques amis qui l'entouraient les morceaux qui subsistent à Athènes de la frise du Parthénon. C'était une communion avec l'artiste, dans la lumière rose d'une fin d'après-midi.
Pierre Gilbert, inlassablement, analysait des monuments depuis l'humble modèle de bois peint déposé dans une tombe égyptienne, jusqu'au Panthéon de Rome, du rinceau de Balbeck au rinceau d'un bol mégarien. Chaque objet, chaque œuvre - il en a des milliers qui vivent dans sa mémoire - était scruté, déchiffré puis soudain, par l'acuité et une sensibilité qui sait ce qu'elle cherchait, le message le plus significatif en était capté.
Et lentement, tout s'organisa sous la diversité des styles, la similitude des intentions, sous la maladresse des traductions, le passage d'une influence reçue, déformée mais vivante et prête pour un autre relai.
Ces relais, de la Syrie, de la Phénicie, des Hittites ou de Chypre ou de la Crète, Pierre Gilbert en a patiemment démontré la vraisemblance. Peu à peu aussi, les coïncidences découvertes, influences assumées se groupent en un faisceau très simple de tendances fondamentales - tour à tour suivies ou rejetées - qui imposent à l'art ses millénaires pulsations.
La fondation de la collection de l'Art Témoin est une date dans l'histoire de l'édition belge au service de la culture. La maison Desoer renoue avec la prestigieuse tradition des Plantins et sa rencontre avec l'humaniste Pierre Gilbert est, au service de notre mutuelle éducation, un bonheur qu'il faut souligner.
Un double contrepoint soutien le généreux, l'admirable exposé de ce livre, qui est né du paysage sans cesse interrogé et tant aimé de la Méditerranée.
Il y a d'abord ces deux espaces, ces deux principes d'organisation de ce que l'homme crée : le réseau quadrangulaire, paysage de celui qui sollicite patiemment la terre des deltas, la première qui se soit éveillée à l'agriculture, la terre coupée de canaux en Egypte et en Mésopotamie. Les rectangles de ce sol en damier, les damiers de ces jeux de dame, les perpendiculaires des redans des colonnes et des frises, troncs maîtrisés des arbres.
Mais le regard de l'homme se porte aussi vers l'horizon et vers le ciel, vers les astres et le foyer rond de son bonheur familial. Et voici l'espace défini par des courbes : les voûtes et les coupoles qui exigent le risque et le calcul ; les rotondes, les exèdres, les formes rondes et jusqu'aux déhanchements sinueux des statues ou à l'emmêlement des bêtes de proie et de leur victime. De l'une à l'autre, au cours des siècles, le monde hésite, le monde choisit et il y a plusieurs beautés possibles.
L'autre fil conducteur, c'est la lente émergence de l'homme, la conquête de son statut privilégié à partir d'un art où les formes sont seulement des signes. Le signe peu à peu s'insère dans l'illusion de la vie, mais il y a des retours, des reculs peut-être - vers l'an 1000 avant notre ère, par exemple. Et c'est cette deuxième aventure de l'art qui fournit à Pierre Gilbert l'heureux sous-titre de la Méditerranée antique : « humanisme dans l'art ».
La démonstration aurait pu prendre un tour strictement objectif ; on aurait pu discuter sur pièce. Ce n'aurait été là qu'une analyse sans faire revivre, que contraindre sans convaincre.
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Dernière mise à jour : 17 avril 2009